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Les nouvelles de Jack Ritchie

4 août 2020

Quand le sheriff était à pied ("When the sheriff walked")

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Quand le sheriff était à pied

“Joey Lee mesurait –ou mesure– environ un mètre quatre vingt, avait des cheveux courts bruns, une cicatrice juste sous le lobe de l’oreille, et pesait dans les soixante-quinze kilos bien sonnés.“  “Bien sonnés ?“  Pour moi, soixante-quinze kilos, c’était un poids léger.  Le barman continua. “L.K. vous a donné une photo ?”  “Non. Je ne sais pas qui est L.K.” Il sourit d’un air entendu. “Le père de Joey Lee, L.K. Wlliams.” Donc le nom de famille de Joey Lee était Williams ?  Je croyais que c’était Lee. Le barman me resservit du café. “L.K. a un dinner, le New South Café à Cumberdale. C’est à soixante kilomètres d’ici, c’est de là que vient Joey Lee à la base.“   Il jeta un oeil derrière moi, quelqu’un était entré dans le dinner. Le barman nettoya le comptoir et disparut. Le sheriff de Staceyville était un homme petit, à l’uniforme immaculé, il portait un chapeau blanc. Il prit le tabouret à côté du mien. “A ce qu’on m’a dit, vous posez beaucoup de questions sur Joey Lee.“  “Pas du tout. C’est le contraire, depuis que je suis dans cette ville, tout le monde me parle de lui.“  Il me regarda d’un air peu aimable. “Z’êtes détective ?“   “Je ressemble à un détective ?“  “Aucune idée. On en trouve partout, de Mannix à Canon. Vous faites quoi dans la vie, monsieur ?“   C’est plus fort que moi, mes poils se hérissent quand on me titille.  “Je suis avocat, spécialisé en droit maritime. “ Il n’eut pas l’air plus convaincu. “Il n’y a pas de mer, ici, monsieur. A part peut-être le lac Jubal, à Early. Et il n’est pas très grand… Qu’est-ce qui vous amène ici ?“  “Ça ne vous regarde pas, monsieur. Seul un jugement pourra me faire desserrer les dents. Je suis la seule personne à s’être arrêtée dans cette ville ?“  “Pas loin. Il y a deux ans, Amtrack a fermé la gare. Plus de train, on se sent assez isolés.“ Cela semblait vraiment l’affecter, il fronça les sourcils.  “Les hommes s’en foutent, mais les femmes s’en plaignent beaucoup. “  Il me dévisagea brièvement, puis sortit.  Le barman revint.  “Je pense que j’ai été la dernière personne à voir Joey Lee vivante… Sauf peut-être…“  Il désigna du menton la direction que le sheriff venait de prendre.  “Quoi ? Elle est morte ?“  Il haussa les épaules. “Certains d’entre nous le pensent, oui. Joey Lee a disparu il y a une semaine de ça, il n’en reste aucune trace, à part la boue sur les roues de la voiture du sheriff.“  De la boue sur les roues de la voiture du sheriff ? J’allais l’interrompre, mais il continua.  “Quand quelque chose comme ça arrive, ça scinde une ville en deux. “  Il précisa sa pensée.  “En fait, quand quoi que ce soit arrive, cela scinde la ville en deux.  Certains aimeraient que cela reste entre nous, d’autres disent qu’il faudrait mettre les flics au courant. “  “Ah, et pourquoi ne le font-ils pas ?“   “Le sheriff a un sale caractère, il vaut mieux ne pas l’énerver. Surtout sur une affaire comme celle-là.“  Le barman se pencha légèrement vers moi. “Vous avez un insigne ?“  “Je suis avocat. Spécialisé en droit maritime.“  “OK. Et vous faites quoi ?“  “En ce moment, je représente le dernier survivant du naufrage du Lady Diana, naufrage qui a eu lieu en 1893. “1893 ? Cette histoire est encore au tribunal quatre-vingt-un ans après ?“   Je souris.  “Mon cher ami, si vous connaissiez la moindre chose en droit maritime, vous sauriez que ces affaires prennent du temps.“  Je jetai un coup d’œil à ma montre. Bientôt neuf heures du soir. “Serais-je trop optimiste si je demandais s’il y a un hôtel en ville ?“  “Le Beauregard. Presque toutes les chambres sont libres. Rafe Covert en est le proprio, c’est le cousin du sheriff, faites en sorte qu’il ne vous donne pas la chambre ‘Ulysses S. Grant’, la 222.“   Je repassai à ma voiture pour prendre ma valise et j’arrivai à l’hôtel Beauregard.  En entrant dans le hall, j’eus l’impression distincte que tout le monde me connaissait, ou pensait me connaître.  L’homme à l’accueil me regarda signer le registre avec une moue renfrognée. Il décrocha une clé du tableau. “Chambre 222.“  “Je suis psychologiquement allergique au nombre 222. C’est une longue histoire, je vous la raconterai un jour. Je pourrais avoir une autre chambre, s’il vous plaît ?“   Réticent, il me donna une autre clé.  La chambre était propre et confortable. J’allumai la télé pour une demi-heure environ, puis je me couchai. Au matin, alors que je finissais de m’habiller, on frappa à la porte. Une petite femme de ménage, la cinquantaine, apparut, portant des draps et des taies d’oreiller.  “Bonjour, je peux faire votre lit ?“  Elle commença à défaire le lit.  “C’est L.K. qui vous envoie, pas vrai ?“   “L.K. Wlliams ?“  Elle hocha la tête. “Vous pensez que Joey Lee est toujours vivante ?”  “Il y a une chose que je ne comprends pas, pourquoi diable tout le monde pense que Joey Lee est morte ?“  Elle enfila une taie sur l’oreiller.  “Ici, on veille les uns sur les autres. Enfin, cinquante pour cent des gens, on va dire. Par contre, y a un truc : méfiez-vous de ce que vous direz au sheriff. Ou à ses cousins. Je suis la dernière personne à avoir vu Joey Lee vivante.“  “Ah bon ? Je pensais que c’était le barman du dinner qui était la dernière personne à l’avoir vue…“  “Alex a vu Joey à neuf heures et demie, lundi soir, “ renifla-t-elle. “Moi, j’ai vu Joey Lee et le sheriff à dix heures moins le quart. Derrière le poste de police, là-bas. Ils se disputaient.“  “Pourquoi se disputaient-ils ?“  “Je sais pas. Ils se sont arrêtés quand ils m’ont vue. Alors, que pensez-vous de notre bourgade ?“  “Charmante.“  Elle déplia le drap. “Staceyville est un vrai paradis pour les hommes et les chiens ; pour les femmes et les chevaux, c’est un enfer. Surtout depuis qu’il y a plus aucun train ici, nous, les femmes, sommes coupées du monde.“ “Aucune femme n’a de voiture ?”  “Qu’est-ce que vous
croyez ?  Ici, c’est une voiture par foyer. Ici, pour qu’une bonne femme aille à Montgomery, faut qu’elle pique la voiture de son mari.“  “Je vois. Vous êtes donc isolées et désespérées ?“   “Heureusement, y a la télé. La bibliothèque est ouverte les mardis et jeudis après-midis, c’est mieux que rien. Mais oui, cette ville est très isolée. Vous savez ce que c’est : rester enfermé, voir toujours les mêmes personnes, on devient provincial, le cerveau sature.“    Quand elle fut partie, j’allai à la fenêtre  pour regarder la grand’ rue. Selon les informations dont je disposai, Staceyville comptait, parmi d’autres choses, deux drugstores, quatre dinners, cinq églises, deux médecins, trois dentistes et un chiropracteur.
Autres coups à la porte. J’ouvris et vis un jeune type en jean et t-shirt. Un morveux de dix-sept ans, pas plus.  “Monsieur, je vous demande de prendre le prochain bus et de quitter la ville,” me dit-il, un brin agressif.  “Il n’y a pas de bus à Staceyville,“  répondis-je.  Il rougit légèrement. “Non, mais vous êtes venu en voiture. Vous devez quitter la ville.“   “Et pourquoi donc ?“  Il contracta son biceps. “Parce que.“  “Tu sais, je suis ceinture marron de karaté.“  En réalité, je serais incapable de faire la différence entre une prise de karaté et un hibachi.  “Ha ouais ?“  répliqua-t-il, insolent. “Moi aussi je fais du karaté ! Et du bon !“   “J’espère que tu es bien assuré,“  répondis-je, “je vais faire de toi de la bouillie. Mais qu’est-ce qui te prend de venir me faire chier ici ?“  “Le sheriff, c’est mon oncle. Tu arrêtes de l’emmerder.“  “C’est lui qui t’envoie ?”  “Non. Il sait pas que je suis là.“   “Mon p’tit gars, à la télé, est-ce que les privés se font impressionner par des petits merdeux ?“  Sans attendre ma réponse, il reprit des livres qu’il avait posés près de ma porte et dévala les escaliers.  J’allai prendre mon petit déjeuner au dinner le plus proche. La serveuse qui s’occupait de moi s’appelait Billie Gee, son nom était brodé sur sa blouse. Elle me sourit. “Bonjour, M. Collins.”  Je ne l’avais pourtant jamais vue de ma vie.  Elle me fit un clin d’oeil.  “On voit pas beaucoup d’avocats maritimes ici.”  “Et je pense pas que vous en verrez beaucoup.”  “Vous vous plaisez, ici ?”  “C’est intéressant, oui.”  Elle haussa les épaules.  “Un paradis pour les hommes et les chiens, mais un enfer pour les femmes et les chevaux.“   Je la dévisageai.  “Vous avez beaucoup de chevaux ?”  “Pas vraiment. C’est juste une expression. Mais il y a beaucoup de femmes.”  Je vis que le sheriff s’était garé juste en face du dinner, de l’autre côté de la rue. A l’extérieur de sa voiture, il trafiquait son fusil.  “Le sheriff est un grand fan de chasse,”  dit Billie Gee.  ”Ah ? Et il chasse quoi ?”  “Les lapins, principalement.”  Le sheriff remarqua une salissure sur sa voiture et la nettoya à l’aide d’un chiffon sur lequel il avait craché.  ”Il utilise aussi cette voiture pour ses propres besoins, ”  dit Billie Gee.  ”Il la bichonne et n’en est jamais très loin. Sauf mardi dernier, ce jour-là ,ma foi, il était à pied.”   Elle prit ma commande et s’en alla.  Alors que je sortais du dinner, le sheriff m’interpella.  ”Vous travaillez pour qui ?”  ”L.K. Williams, ça vous dit quelque chose?”  “Ne m’emmerde pas avec ça, blanc-bec. Quelqu’un t’a monté la tête ? Ils ont formé une association ou quelque chose dans le genre ?“  Il jeta un oeil aux trois petits gamins qui passaient.  “Je sais ce qu’ils pensent. Mais personne n’a eu les couilles de me le dire.“  “De vous dire quoi ?“  “Oh, laisse tomber. Te mêle pas de nos affaires et tout ira bien.“   J’allai ensuite au drugstore, pas loin.  “Je ne répondrai pas à vos questions,”  me dit d’emblée le propriétaire. “Vous n’obtiendrez rien de moi.”  Encore quelqu’un de la famille du sheriff ?  “Je ne viens rien demander, je voudrais juste acheter des cigares.“  “Si vous avez besoin d’un renseignement, demandez à Randolph.“  Il disparut dans l’arrière-boutique.  “Et mes cigares ?“  lançai-je. L’homme ne réapparut jamais.  Je soupirai et allai acheter mes cigares dans un autre drugstore. L’employé, heureusement, était plus aimable. Je redescendis la grand’rue, passant devant la place du tribunal où trônait un canon datant de la Guerre de Sécession, pointé vers le Nord. Je revins à mon hôtel. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque je trouvai sur mon lit un homme potelé, à la barbe de trois jours, portant un costume blanc passé, et à côté de lui, un chapeau Panama écrasé, qui me sourit.  “La porte était ouverte, vous m’excusez si je me suis permis. Je suis discret, ici incognito.”  “Qui êtes-vous ?“  “Randolph Wister.”  Il humecta ses lèvres.  “Vous auriez pas un petit quelque chose à boire ?”  “Non. Je suppose que vous avez cherché ?”  Il approuva.  “Je pensais que vous auriez quelque chose.”  “Non, désolé.”  Il accepta la situation avec philosophie.  “Si je vous donne une info fiable, vous me rémunérez ?“  “Je suppose que vous allez me dire que vous êtes la dernière personne à avoir vu Joey Lee vivante.“  “Non. La dernière personne à l’avoir vue est Mrs. Whittaker, la femme de ménage de l’hôtel.  Mais moi, j’ai vu quelque chose d’autre.”  Machinalement, je vérifiai le contenu de ma valise. Rien ne semblait manquer.  “J’étais au poste de police mardi soir,”  dit Randolph. “Un p’tit peu trop de boisson, vous savez ce que c’est…“  Je fermai ma valise à clé.  “Mercredi matin, je me suis réveillé vers sept heures,“ continua Randolph, j’ai entendu un bruit d’eau. J’ai regardé derrière le bâtiment et j’ai vu le sheriff qui lavait sa voiture avec un tuyau d’arrosage.“  “Et alors ? C’est la première fois qu’il le faisait ?”   “Y avait plein de boue sur les roues. De la boue séchée. Mais il n’a pas plu ici depuis deux semaines !”   Il but dans le verre d’eau qui était sur la table de nuit.  “Lundi soir à dix heures moins le quart, Mrs. Whittaker a vu le sheriff et Joey Lee se disputer derrière le poste de police. Et moi, mercredi à sept heures, je vois le sheriff laver sa voiture.  “ “Et mardi alors, que s’est-il passé ?“  “C’est ce qui m’a frappé, justement. Mardi, le sheriff n’avait pas sa voiture. Il était à pied toute la journée.”  “Et pourquoi ce serait d’importance ?”  “Quand il m’a arrêté mardi soir, il était à pied. Quand je lui ai demandé comment ça se faisait qu’il n’avait pas sa voiture, il m’a remballé
vertement. ”  Il reposa le verre sur la table de nuit.  “Quand je suis sorti de taule, j’ai entendu que Joey Lee avait disparu. Je suis à peu près sûrque personne n’a vu la voiture du sheriff mardi. D’ailleurs, quelqu’un lui a demandé où elle était, sa voiture, et il lui a répondu d’un ton énervé qu’elle était au garage. Mais il y a seulement deux garages à Staceyville et je suis à peu près sûr qu’elle n’y était pas. Et d’ailleurs, pourquoi mentirait-il s’il n’a rien à se reprocher ?“  “Je ne sais pas du tout.“  “Imaginons. Lundi soir, le sheriff tue Joey Lee suite à une dispute. Il ne sait pas quoi faire du corps, donc il le met dans le coffre de sa voiture qu’il laisse chez lui, dans son garage, le temps de réfléchir à ce qu’il va faire du corps. Mardi soir, il se débarrasse du corps.  Si j’allais à la pêche au cadavre, j’commencerais peut-être par les rives du Lake Jubal. Ses abords sont secs à cause de la sécheresse et ses rives sont boueuses.“  “Mais si c’est ce que vous soupçonnez, pourquoi ne pas être allé à la police de la ville voisine ?“  “Les gens sont passifs, ils ne font rien. C’est L.K. qui vous
envoie ?”  “Non,” répondis-je en empoignant ma valise.  Il fronça les sourcils. “Vous quittez la ville ?”  “Oui. J’apprécie votre hospitalité, mais je dois partir. J’ai accompli ce que j’étais venu faire.”   Je le laissai ainsi. Il avait la bouche légèrement ouverte.  Plusieurs jours passèrent. Je passai quelques jours à Newcourt, puis à Portertown. J’atteignis Cumberdale par un bel après-midi.  J’aperçus la vitrine du L.K. Wlliams Cafe.  J’hésitais un moment, puis je me garai et entrai dans le dinner. J’étais le seul client.  La serveuse était une jeune femme plutôt grande, qui ne semblait pas aller très bien. Elle pleurnichait et avait les yeux rouges, qu’elle tamponnait avec un mouchoir. Elle mesurait un mètre quatre vingt, avait des cheveux courts bruns, une cicatrice juste sous le lobe de l’oreille, et pesait dans les soixante-quinze kilos bien sonnés. Oui, bien sonnés.
“C’est bien vous, Joey Lee Williams ?”  Elle sembla surprise qu’on la reconnaisse. “Joey, c’est pour Josephine. Comme Joey Heatherton, l’actrice. Williams, c’est mon nom de jeune fille. Il ne me semble pas vous connaître, vous êtes ?”  “Vous avez mis une sacrée pagaille à Staceyville,” dis-je, “les gens se demandent ce qu’il vous est arrivé.“  Au mot “Staceyville”, elle se mit à pleurer, puis se reprit.  “Tout ça parce que j’ai pris la voiture pour aller à Montgomery faire du shopping.“  “Cela ne me semble pas être un crime abominable.“  “A moi non plus, je comprends pas pourquoi Clyde s’est mis tellement en colère. Il utilise pour ses besoins personnels sa voiture de flic !“  “Qui est Clyde ?“   “Mon mari. Le sheriff de Staceyville.“   Je papillotai des yeux. “C’est donc vous qui avez pris la voiture de police, la voiture du sheriff ?“   “Il ne se passe rien en ce moment, il l’utilise très peu pour son travail. Mais Clyde n’a rien voulu savoir et on s’est disputé.“   “Lundi soir ? Derrière le poste de police ?“  Elle acquiesça.  “Mardi matin, pendant qu’il dormait, j’ai pris la voiture et je suis partie. C’est ridicule, je sais, mais j’ai pris une casquette et un imper épais pour passer inaperçue.  Et pourtant, croyez-moi, à Montgomery les femmes sont plus libres qu’à Staceyville.“  Elle tamponna brièvement son nez avec son mouchoir.  “Malheureusement, au retour, la voiture est tombée en panne, je l’ai faite réparer et ensuite la voiture est restée coincée dans la boue vers Autauga.  Avec tout ça, il était plus de minuit quand je suis rentrée, Clyde était furieux.  Il a été odieux, il m’a traitée de tous les noms. J’ai téléphoné à mon père qui est venu me chercher.“   “Votre mari sait que vous êtes ici ?“  Elle approuva. “Oui. Et autant vous dire qu’il n’a pas appelé pour s’excuser.“   
Le sheriff était donc, à l’évidence, un homme taiseux qui n’avait pas osé dire à quiconque que sa femme lui avait pris sa voiture un beau matin, puis l’avait quitté.  Bien sûr, il savait que la plupart des gens savaient, mais savait-il qu’il était suspecté de meurtre ?“   Je soupirai.  “Pourquoi ne l’appelez-vous pas pour vous excuser ?”  Elle hésita un moment.  “Je ne sais pas… Vous pensez que je devrais le faire ?“  “Oui. Et s’il s’énerve encore, vous pouvez toujours raccrocher.“   “Vous avez raison,“ dit-elle avec emphase.  Elle se dirigea vers la cabine téléphonique au fond du dinner.  Je la regardai composer le numéro.  Elle se mouchait tout en parlant, mais au fur et à mesure de la conversation, elle se remit à sourire. Probablement, elle serait bientôt de retour à Staceyville, avec Clyde – un mari  qui pardonnait, ou qui oubliait.
Je ne suis pas avocat spécialisé en droit maritime. Ni même détective privé. Je travaille pour la South Central Bus Line et mon travail est d’évaluer les itinéraires potentiels de nouvelles lignes, surtout dans les zones où il n’y a plus de train.  Une autre serveuse apparut pour prendre ma commande. “Alors, qu’est-ce que vous pensez de Cumberdale ?“ demanda-t-elle.  “Une ville amusante.” répondis-je.  “C’est un paradis pour les hommes et les chiens, mais un enfer pour les femmes et les chevaux. C’est pas Montgomery,” renchérit-elle.  Sur mon rapport de travail, j’écrivis que la future ligne de bus devrait desservir Staceyville, Newcourt, Portertown et Cumberdale.

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17 juillet 2020

Une hospitalité des plus sereines ("Hospitality most serene")

1958

Une hospitalité des plus sereines

Je n’y pouvais rien…. Je battis donc les cartes pour une autre partie de solitaire. Le grand, qu’ils appelaient Hank, regardait avec morosité à travers la vitre du cabanon et Fred, un gaillard lourdement bâti, était occupé à chercher le bulletin d’information avec la radio. Le type à la moustache fine qui semblait donner les ordres, s’était assis à l’opposé de moi, il me regardait jouer.
“Tu fais quoi pour vivre dans un endroit pareil toute l’année ? “ me demanda-t-il.
J’abattis quelques cartes.  “Un peu de chasse, de piégeage l’hiver. Je pêche de temps en temps.”  Je le regardai.  “J’ai même planté des légumes, faut bien manger.”  Le chef, en plus de sa moustache fine, avait des yeux marron sombre et un rictus permanent. “C’est bien, tu prends notre arrivée avec philosophie.”  Je haussai les épaules.  “Pourquoi je m’affolerais ?  Je sais rien de vous.”  Il sourit.  “T’as raison, il faut le prendre comme ça. Fais gentiment ce qu’on te dit et les choses iront bien.”
A midi, ces trois-là étaient entrés, armés, et s’étaient installés. Je ne les intéressais pas. J’étais juste quelque chose qui était à l’endroit où ils voulaient rester. Fred baissa le volume de la radio.  “J’ai faim.”  “Y a un morceau de gibier dans le garde-manger, “ dis-je. “Prends une lampe de poche. On n’y voit rien, là-dedans.“  Fred prit un couteau dans le tiroir et revint avec un bon kilogramme de viande, qu’il posa sur la table. “Allez, au travail cuistot.“  C’était un ordre. Je m’exécutai et débitai la viande en steaks en chantonnant. Le chef monta le volume de la radio pour le bulletin de dix-huit heures. Quand le bulletin fut terminé, je décrochai de sa potence la grande poêle. “Pas mal, leurs descriptions. Vous avez dû prendre votre temps…“  “T’inquiète pas pour nous.“ dit Fred. J’allumai une cigarette. “Je pense qu’on vous a vraiment dans le nez. Vous n’aviez pas à tuer l’employé. Jim Turner était doux comme un agneau; il n’aurait pas posé problème.“ Fred s’appuya sur le dossier de sa chaise. “La banque de votre patelin est un vrai paquet-cadeau. Ils ont dit que d’autres l’avaient faite, l’an passé.“  J’approuvai de la tête. “Les gens pensent que Willie Stevens en était. Personne l’a revu depuis.“  Hank éteignit la radio.  “Sans cette putain de voiture, nous serions déjà à Chicago.“  Je fis tomber la cendre par terre.  “Mais vous avez eu de la chance qu’elle panne. Ça vous a épargné les barrages…  Ah, ces citadins ! Ils pensent qu’un coup est facile ici parce que les maisons sont loin les unes des autres. Mais y a les voitures de flics, avec leurs petites radios. ”  ”Willie y est bien arrivé, ” grogna Fred. Je haussai les épaules. ”C’est un gars du pays. Il connaît toutes les p’tites routes.”  Je mis du bois dans le poêle. ”Je suppose que vous avez laissé la voiture là où elle a panné ? ”  Le chef sourit.  ”Les citadins en ont dans le ciboulot. On l’a balancée dans un ravin, on sera loin quand ils la retrouveront. ”  Hank ouvrit la sacoche et vida l’argent qui s’y trouvait. Son visage long arbora une moue satisfaite.  “Dix-huit mille dollars.”   J’ouvris un bocal de légumes et préparai le café.  ”Six mille chacun, en étant équitable.”  Le chef me regarda. “Ça, ça nous regarde.“  Je souris un peu.  “Je me disais, c’est pas mal, six mille. C’est ce qu’un bon plombier se fait en un an. Encore, avec peut-être quelques heures sup. “ Je retournai les steaks dans la poêle. “Vous voilà dans la même catégorie que les plombiers !“  Le chef fronça les sourcils et tira sa chaise.  “Range l’argent, on mange.“  Je mis la table et apportai les aliments. Hank parlait la bouche pleine. “Ce que je vais me payer, quand on sera à Chicago. Des steaks tous les jours, liqueurs, les nanas qui vont avec.“  J’ouvris une boîte de lait concentré et la posai sur la table. ”Ça peut paraître idiot, mais vous allez faire quoi de moi ?”  Le sourire de Fred dévoila des dents blanches. “T’inquiète. On a tout prévu.”  Quand ils eurent fini la viande, Hank se cura les dents avec un cure-dents et regarda les deux autres. « Un petit poker à vingt-cinq cents ? On commence vraiment à se faire chier.”  J’allai prendre les cartes sur l’étagère. Occupés qu’ils étaient à compter leur monnaie, ils ne me virent pas glisser l’as de pique dans ma poche.  Je me fis un sandwich à la viande et m’assis pour les regarder jouer. Hank était en veine : il compléta une quinte et battit ainsi le brelan d’as de Fred. De mon côté, je retins l’as de pique contre la face inférieure de la table à l’aide de mon genou.  “Observez quelqu’un jouer aux cartes, vous saurez tout sur lui.“ dis-je.  “Surtout avec un jeu aussi honnête.”  Le chef joua un carré. “Tu m’en diras tant ?”   Je m’éclaircis la gorge. Fred me regarda pensivement. Il attrapa le paquet et se mit à compter les cartes.  “Cinquante et un ! Il en manque une !”  Je fis mine de la découvrir sur le sol. “Tiens ! Elle est là! “  Je souris à Fred. “C’est dommage, elle t’aurait fait une belle main sur le dernier tour. “  Fred regarda Hank, les yeux pleins de spéculation. Je sus que pour ce soir, il n’y aurait plus de poker.
Je jetai un coup d’oeil à ma montre et bâillai. “Bon, il n’y a qu’un seul lit. J’aurais bien aimé le prendre, mais de toute façon, y en a deux qui vont devoir dormir par terre.“  Je montrai le paquet de carte.  “Coupe-le, on laisse les cartes décider.”    Le chef regarda furtivement les deux autres et se leva. Il se dirigea vers le lit, enlevant ses chaussures.  “Bon, dis-je en souriant, ça règle le problème.”  Le chef me regarda.  “Toi, tu dors dans le garde-manger. J’ai pas envie que tu nous éclates la tête à coup de hache. “  J’allumai une lanterne, pris avec moi une couverture et allai au garde-manger.  Je les entendis rabattre le moraillon sur le crochet, et verrouiller. Mon cabanon n’a que deux pièces : la pièce à vivre et ce garde-manger. Il y a un sol argileux, le cabanon étant construit à flanc de colline.  Pas d’autre issue que la porte principale. J’attendis quelques heures, m’assurant qu’ils dormaient. Je pris la petite pelle de jardin sur l’étagère et commençai à creuser l’argile, près de la porte.  J’obtins un trou de vingt centimètres de profondeur environ, je pris un piège, celui qui avait servi à prendre un ours l’hiver dernier. Je l’ancrai dans le trou et l’armai. Je posai sur le trou un morceau de toile de jute, retenue précairement par des morceaux de bois pointus.  Je saupoudrai le tout d’argile pour camoufler.  Je plaçai une petite planche en bois par dessus, puis me dirigeai vers le tonneau de patates dans lequel je gardais mon argent, dans un sac en toile cirée. Je pris quinze billets de vingt que je glissai dans ma poche. Je passai la nuit inconfortablement assis sur un coffre, ruminant leur présence et ce que j’allais faire le matin. A huit heures, Hank ouvrit la porte, je pénétrai dans la pièce à vivre. “Bonjour ! “ lançai-je, assez joyeusement pour l’agacer. Le chef dormait toujours, Fred était attablé. Il semblait avoir mal vécu sa nuit sur le sol. “Fais le café !“ dit-il sèchement. Je souris et commençai à préparer le petit-déjeuner. J’allai chercher les œufs dans le placard, et laissai la porte ouverte afin qu’ils voient la carafe d’un gallon.  L’odeur du bacon frit réveilla le chef. Il bâilla, cherchant une cigarette dans la poche de son jean. “Une bonne nuit de sommeil et ce petit air, ça vous ragaillardit !“ Fred me regarda d’un air renfrogné. “C’est quoi, cette carafe ?“  “Ça, c’est trop fort pour toi, surtout de bon matin ! Faut avoir l’estomac bien accroché.“   “Apporte-la. “ grogna-t-il. Il souleva le bouchon, sentit, se servit un verre et le but d’un trait. “C’est toi qui l’as faite ?“ dit-il d’une voix pâteuse.  “Hé, qu’est-ce que tu crois ? Ça revient toujours moins cher !“ Après le petit-déjeuner, je m’attablai et jouai paresseusement avec les cartes. “Un poker ?“  Fred se resservit du whisky.  Il fixa Hank un court instant. “Pourquoi pas ? La revanche. “  Je plaçai quelques pièces de monnaie sur la table. “On compte les cartes d’abord.“  Après quelques tours, Hank se mit aussi à boire. “Bon Dieu, on va rester combien de temps dans ce trou à rat ?“  “Autant de temps qu’il
faudra, “ dit le chef. “Personne ne viendra nous chercher ici.“  “Dégageons d’ici, dit Hank avec morosité. On fauche une voiture sur la route, y a juste à attendre un peu.“ “On reste jusqu’à ce que j’en décide.“   Ils soutinrent leurs regards environ dix secondes, et Hank détourna le sien. “On voit qui est le chef“, glissai-je, jouant avec ma monnaie. Hank me jeta un regard noir et se resservit du whisky. Il enleva son gilet et le jeta sur le lit, àcôté du blazer du chef. Nous jouâmes une demi-heure, et Hank commença à gagner. Après qu’il eut remporté une grosse mise qu’avait posée le chef, je dis, secouant la tête : “Donne-moi un peu de ce whisky. On dirait qu’il porte chance.“  Le chef balança son mégot et poussa son verre. “T’arrête pas en si bon chemin. “ J’abandonnai le stud après la quatrième carte et allai au seau d’eau. Ils misaient de plus en plus et ne me prêtaient pas attention. Je pris les billets dans ma poche et les plaçai sous le gilet de Hank sur le lit.  Ils misaient encore quand je regagnai ma place.  Il y avait environ quarante dollars sur le tapis quand le chef se coucha. Fred and Hank surenchérirent et Fred suivit. Hank sourit et retourna quatre neufs. Le visage de Fred était livide, il abattit brutalement ses cartes. “Ras le bol de ce jeu !“  Hank redevint sérieux et se voûta légèrement. Fred sembla tenter de ramasser quelque chose par terre, puis dégaina un pistolet automatique du holster qu’il avait à l’épaule. “Y a qu’les tricheurs qui gagnent tout le temps !“  Le chef se leva, le visage dur. “Rengaine ta merde.“   Fred abaissa légèrement le flingue. “Ras le bol de ce clodo ! On ne sait rien de lui !“   Je me dirigeai vers le lit, récupérant rapidement l’argent et prenant le gilet de Hank.  “Allez, récupère ton gilet !  On veut pas de toi ici.“

Hospitality most serene

There wasn’t much I could do about things, so I shuffled the cards for another hand of solitaire. The tall one they called Hank stared moodily out of the cabin window and Fred, who was built heavy,  kept busy trying to get local news on the portable radio. The fellow with the thin mustache, who seemed to give the orders, sat at the opposite end of the table watching me play.
“What do you do to live in a place like this all year ?” he asked.
I put down a couple of cards. “Some hunting and trapping in the winter. Fishing now and then.” I looked up. “A little farming when I have to.”  The boss man, in addition to the thin mustache, had dark brown eyes and a meagre smile that was always part of his face. “You’re taking this all pretty calm.”  I shrugged.  “I don’t know enough yet to get excited.” He grinned. “That’s the way to take it. Just behave and you got no worries for a while.”
The three of them had come in with their guns at noon and taken over. It wasn’t me they were interested in. I was just something that happened to be in the place where they wanted to stay. Fred turned down the volume of the radio.  “I’m hungry.”  “There’s a side of venison in the storeroom” I said. “Cut off what you want. Better take a flashlight. There aren’t any windows or light in there.” Fred got a carving knife out of the drawer and came back with about three pounds of meat. He put it on the table :  “You do the cooking, mister,”  he said, and it was an order.  I went to the sing and began cutting the venison into steak sizes. The boss turned up the radio volume for the six o’clock news. When it was over, I took the big skillet off the wall hook. “They got pretty good descriptions of all of you. I guess you took your time.”   “Don’t let it worry you,” Fred said. I lit a cigarette. “My guess is you got rattled. You didn’t have to kill the cashier. Jim Turner was a really meek man; he wouldn’t have made any trouble.” Fred leaned back in his chair. “You got a cracker box bank in that town of yours. According to the announcer it was robbed last year, too.” I nodded. “Folks around here figure Willie Stevens was in on it. Nobody’s seen him since it happened.” Hank switched off the radio. “We’d be in Chicago now if it wasn’t for that stinking car.” I tapped cigarette ash on the floor. “I’d say you were lucky it broke down. You’d probably have run into a road block if you kept going. You city boys think the picking is easy out there because there’s a lot of space between houses. But we got county patrol cars and all of them got little radios that work. Fred grunted. “Your boy Willie made it.” I shrugged. “Willie is part of this country. He knew a lot of roads that aren’t on the map.” I put some wood in the stove. “I suppose you left the car right where it broke down.” The boss grinned. “Us city boys, we got some brains too. We pushed it off the road and nobody’s going to find it until we’re long gone.” Hank unlocked the satchel they had brought with them and dumped the money on the table. His long face was satisfied. “Eighteen grand.” I opened a couple of cans of vegetable and started the coffee.  “Comes to six thousand apiece. If you split fair and even all around.”  The boss looked my way. “That’s our business.”  I grinned faintly. “I was just thinking. Six thousand isn’t a bad pile of dough. Just about what a good plumber earns in a year. Maybe he’d have to put in some overtime though.” I turned over the steaks in the skillet. “Seems kind of funny for you to be in the same class with plumbers. Know what I mean ?” The boss frowned and pushed back his chair. “Let’s get this stuff off the table and eat.”  I set the table and brought over the food. Hank talked with his mouth full. “When we get back to the city, it’s nothing but the best for me. Thick steaks, expensive liquor, and the same kind of women.” I punched open a can of condensed milk and put it on the table. “This may seem like a foolish question, but what have you got in mind for my future ?” Fred showed white teeth. “Don’t worry about your future. It’s all planned.” When they finished the meat, Hank used a toothpick and looked at the other two. “How about a little quarter limit poker ? We got to do something to kill time.” I went to the shelf for the cards. They were busy counting their change, so I slipped the ace of spades out of the deck and put it in my pocket. Then I made myself a steak sandwich and sat down at the table to watch them play. Hank had a run of luck and when he filled an inside straight to beat Fred’s three aces, I sneaked the ace of spades out of my pocket and held it against the bottom of the table with my knee. “Sometimes you can judge a lot about a man just by the way he plays cards,” I said, “especially in an honest  game like this.” The boss played with the two quarters he had left. “See anything interesting ?” I waited a couple of seconds and then cleared my throat.  “No, I guess not.” Fred looked at me thoughtfully. Then he reached for the cards and began counting them. I moved my knee and let the ace slip to the floor. Fred tapped the deck with his finger. “There’s one missing.” I leaned over and looked under the table.  “Here it is. On the floor. Looks like it fell accidentally.” I smiled at Fred. “I guess you could have used that card the last hand. Too bad it wasn’t in the deck.”
Fred looked at Hank with a glint of speculation in his eyes and I knew there wasn’t going to be any more poker that night. I looked at my watch and yawned. “There’s only one bunk. I guess you won’t let me have it, but that still means two of you still have to sleep on the floor.”
I pointed to the deck. “Why don’t you cut cards to see who gets it ?”
The boss glanced at the other two and then got up. He went to the bunk and began taking off his shoes. “Well, I said, letting Hank and Fred see my smile, I guess that settles who gets the bunk.” The boss put one shoe on the floor and looked in my direction. “You sleep in the storeroom. We wouldn’t want you cleaving our skulls with an axe while we’re asleep.”   I lit a spare lantern, grabbed a blanket and went into the storeroom. I could hear one of them fasten the hasp and slip something into the staple. My storeroom is the only other room of my cabin. It’s cut into the side of a hill and has a dirt floor. The only way to get in or out is through the door to the main part of the cabin. I waited a couple of hours until I felt sure they were asleep and then got busy. I took a small trowel from a rack and began digging in the dirt near the door. When I had a hole eight inches deep, I selected one of my traps, the big one that held a black bear last winter. I anchored it inside the hole and set it. Then I stretched a strip of burlap over the hole, pegging it taut with wood slivers. I sprinkled earth around until the burlap was concealed. I lay a board over my work and then went over to the potato barrel where I kept my money in an oilskin bag. I took out fifteen twenties and slipped them into my pocket. I spent the night sitting on a box and thinking about the three of them out there and what I was going to do in the morning. It was about eight o’clock when Hank unfastened the door. I stepped into the main room. “Good morning,” I said, making it sound cheerful enough to irritate him. The boss was still sleeping on the bunk, but Fred was sitting at the table. His night on the floor hadn’t made him too happy. “Make some coffee,” he snapped.  I grinned and began making breakfast. When I went to the cupboard for the eggs, I left the door open so that they would notice the gallon jug on one of the shelves.
The smell of the bacon frying woke up the boss. He yawned and fumbled for a cigarette. I nodded to him. “This air and a good night’s sleep makes you feel like a new man.” Fred scowled at me. “What’s in the jug up there?” I shook my head doubtfully. “Something that might be too powerful for you this early in the morning. Unless you got the stomach for it.”  “Bring it here,” he growled. He pulled the stopper and smelled the liquor. Then he poured a glass and downed a swallow. His voice was raw. “You make this stuff yourself?”  I shrugged. “There’s no tax stamp on the jug.” After breakfast I sat down at the table and idly riffled the deck of cards. “I don’t suppose any of you would be interested in poker?”  Fred poured himself more whiskey. He stared at Hank for a moment. “Why
not? Nothing, like a friendly game.” I put some change on the table. “Let’s count the cards first,” I said. After a few hands, Hank began drinking too. “How long we got to stay in this place?” “A couple more days”, the boss said. “We’re safe enough here.” Hank looked sullen. “I say it’s better if we take off right now. We’re bound to pick up a car on that dirt road this time if we just wait long enough.”  The boss glanced up from his cards. “We stay until I say we can go.”  Their eyes held for ten seconds and then Hank looked away. I rattled a few of my coins and said :  “It’s easy to see who’s boss here.” Hank glared at me and refilled his glass. He took off his coat and tossed it on the bunk right next to the boss’s sports jacket. We played a half an hour and then Hank began winning. After he took a big pot away from the boss, I shook my head, saying, “Maybe I ought to have a little of that whiskey. I guess it’s giving Hank a lot of luck.” The boss stubbed out his cigarette. “Pour me a glass too.” On a hand of seven card stud, I dropped out after the fourth card and went to the water bucket. The betting was heavy at the table and they weren’t paying attention to me. I took the twenties out of my pocket and slipped them under Hank’s coat on the bunk. They were still betting when I took my seat. There were about forty bucks in the pot when the boss folded his cards and dropped out. Fred and Hank kept raising until Fred finally called. Hank grinned and turned up four nines. Fred’s face was livid and he slammed down his cards. “I’m through with this sucker game!” Hank stopped grinning and leaned over the table? “Just what’d you mean by that?” Fred lurched to his feet, at the same time drawing an automatic from his shoulder holster. “Nobody wins all the time. Not unless he’s got quick fingers.” The boss stood up, his face hard. “Put that gun away.”  Fred lowered his gun slightly. “It was a mistake our taking that bum along with us. We never did know a hell of a lot about him.” I went over to the bunk and picked up Hank’s coat and the money beneath it.  “Here’s your coat, Hank, I said. “I guess you’re not wanted.”

17 juillet 2020

Numéro huit ("Number eight")

1958

Numéro huit

J’étais seulement à cent vingt kilomètres  / heure, mais j’avais l’impression d’aller à toute blinde. Les yeux du môme rouquin étaient brillants et un peu sauvages alors qu’il écoutait la radio. Quand les infos furent terminées, il baissa le volume. Il s’essuya la bouche d’un revers de main. “Ça fait sept victimes.”  J’approuvai d’un signe de tête. “Pourquoi tu baisses ? Laisse la musique.” Je me massai la nuque, tentant de dissiper une raideur. Il me regarda avec un sourire à demi-narquois. “T’es nerveux, hein ?”  Je le regardai.  “Non. Pourquoi, je devrais l’être ?”
Le môme continuait de sourire. “Les flics bloquent toutes les routes dans un rayon de cent kilomètres autour d’Edmonton.“ Il gloussa presque.  “Il est trop malin pour eux.”
Je jetai un coup d’oeil au sac de sport qu’il avait. “Tu vas loin ?”  Il haussa les épaules. “Je sais pas.” Le môme était plutôt petit pour son âge, un peu gringalet. Dix-sept ans ? Un vrai visage de bébé, mais il aurait pu en avoir cinq de plus. Il frotta brièvement ses mains sur ses genoux.  “Tu t’e déjà demandé ce qui peut le pousser à faire ça ?” Je gardai mes yeux sur la route.  “Non.” Il humecta ses lèvres. “C’est quelqu’un qu’on a poussé à bout. Toute sa vie. Toute sa vie, y avait quelqu’un pour lui dire quoi faire ou ne pas faire. On l’a poussé à bout une fois de trop.”  Le môme fixait la route, lui aussi. “Il a explosé. On peut encaisser des trucs. Jusqu’à ce que la soupape lâche.” Je levai le pied. Il me regarda. “Pourquoi tu
ralentis ?”   “Je n’ai plus d’essence,”  répondis-je.  “Et c’est la première station depuis une plombe.”  J’arrivai à la station, trois pompes à essence. Un homme aux cheveux blancs, qui semblait avoir dépassé la retraite, nous aborda côté passager. “Bonjour !  Un plein, s’il vous plaît, et si vous pouvez me vérifier le niveau d’huile, ce serait gentil.“  Le môme examina la station-service, un petit bâtiment perdu au milieu de ces champs de blé, aux fenêtres couvertes de poussière. Mais on distinguait qu’il y avait un téléphone. Le môme secoua ses pieds. “Pff ! Mais qu’est-ce qu’il fout ?”  Il le regarda soulever le capot, imitant un gémissement de personne âgée. “Vive les vioques !  Faut les euthanasier.”  “Je pense pas qu’il serait d’accord,” dis-je en allumant une cigarette. Le môme remarqua à son tour la cabine téléphonique dans le bâtiment.  “Il y a un téléphone. Tu veux appeler quelqu’un ?” “Non,” répondis-je en soufflant ma fumée. Quand l’homme revint avec un bidon d’huile, le môme l’interpella :  “Vous avez une radio, monsieur ? “Non, dit l’homme en secouant la tête, j’aime pas le bruit. “Vous avez bien raison. On vit plus longtemps avec le silence.” répondit le môme en souriant. Nous reprîmes la route. Il y eut un moment de silence, et puis le môme dit : “Il en faut, du cran, pour tuer sept personnes. Tu as déjà touché une arme ? Enfin, à peu près tout le monde l’a fait.”  Il bougeait nerveusement ses lèvres. “T’as déjà braqué quelqu’un ?”
Je jetai un regard vers lui. Ses yeux brillaient.  “Quand les gens te craignent, c’est un vrai pied.Tu n’es plus le villain petit canard avec un flingue. “Tu as raison, approuvai-je, à un détail près, tu rencontreras toujours une autre personne armée.“  “Pour tuer, il faut des couilles, reprit le môme. Et ça, la plupart des gens ne le savent pas.“   “Il a tué un môme de cinq ans, répliquai-je. Ça t’inspire quelque chose ?“ “C’était peut-être un accident.“  Je secouai la tête. “Personne ne va croire ça.“  Il eut un regard hésitant. “Mais pourquoi ? “  “Je sais pas, dis-je d’un haussement d’épaules. Il a tué une première personne, puis une suivante, et encore une autre. Peu importe, hommes, femmes ou enfants. C’est la même chose.“ “Il y a pris goût, reprit le môme, mais ils l’auront pas. Il est trop malin.“  
Mes yeux vagabondèrent quelques instants. “Ha bon ? Il a un mandat d’arrêt fédéral sur le dos. Et on a son portrait-robot.”  “Et alors ? Peut-être qu’il s’en fout. Il a fait ce qu’il avait à faire. Les gens sauront que c’est un homme, un vrai.”  Un kilomètre passa, et le môme dit en se tortillant sur son siège :  “Tu sais à quoi il ressemble ? Tu as vu son portrait-robot ?”  “Oui, oui.”  “Et tu n’as pas eu peur de me prendre ?”  “Non.” Le sourire du môme était toujours rusé.  “Tu as des nerfs d’acier ?”  “Non, j’ai peur quand il le faut.” 
“Il paraît que je lui ressemble.”  dit le môme.  “Exact.”
La route traversait maintenant une grande plaine. Pas une maison, pas un arbre.
“Je ressemble au tueur. Tout le monde a peur de moi, c’est marrant.” gloussa le môme.
“Marrant, en effet.“
“Trois fois, j’me suis fait contrôler.  Ils me font de la pub.”
“Je sais, répondis-je, et tu vas en avoir encore plus, de la pub. Je savais que je te trouverais sur cette autoroute. “
Je ralentis.
“Et moi, je corresponds pas au portrait-robot ?”  Le môme ricana presque. “Non, t’es brun. Il est roux.” “Mais j’aurais pu me teindre.”  Les yeux du môme s’élargirent quand il comprit. Il allait être le numéro huit.

Number eight

I was doing about eighty,  but the long flat road made it feel only that fast. The redheaded kid’s eyes were bright and a little wild as he listened to the car radio. When the news bulletin was over, he turned down the volume. He wiped the side of his mouth with his hand. “So far they have found seven of his victims.” I nodded. “I was listening.” I took one hand off the wheel and rubbed the back of my neck, trying to work out some of the tightness. He watched me and his grin was half sly. “You nervous about something?” My eyes flicked in his direction. “No. Why should I ?”
The kid kept smiling.  "The police got all the roads blocked for fifty miles around Edmonton."  "I heard that too." The kid almost giggled. "He's too smart for them.”
I glanced at the zipper bag he held on his lap. “Going far ?” He shrugged. “I don’t know”. The kid was a little shorter than average and he had a slight build. He looked about seventeen, but he was the baby-face type and could have been five years older. He rubbed his palms on his slacks. “Did you ever wonder what made him do it  ?” I kept my eyes on the road. “No”. He licked his lips. “Maybe he got pushed too far. All his life somebody always pushed him. Somebody was always there to tell him what to do and what not to do. He got pushed once too often.” The kid stared ahead. “He exploded. A guy can take just so much. Then something’s got to give.” I eased my foot on the accelerator. He looked at me : “What are you slowing down for ?”
”Low on gas,” I said. “The station ahead is the first I’ve seen in the last forty miles. It might be another forty before I see another.” I turned off the road and pulled to a stop next to the three pumps. An elderly man came around to the driver’s side of the car.” ”Fill the tank,” I said, “And check the oil.” The kid studied the gas station. It was a small building, the only structure in the ocean of wheat fields. The windows were grimy with dust. I could just make out a wall phone inside. The kid jiggled one foot. “That old man takes a long time, I don’t like waiting.” He watched him lift the hood to check the oil. “Why does anybody that old want to live? He’d be better off dead.”
I lit a cigarette. “He wouldn’t agree with you.” The kid’s eyes went back to the filling station. He grinned. ”There’s a phone in there. You want to call anybody ?”
I exhaled a puff of cigarette smoke. “No.” When the old man came back with my change, the kid leand toward the window. “You got a radio, mister?” The old man shook his head, “No, I like things quiet.” The kid grinned. “You got the right idea, mister. When things are quiet you live longer.” Out on the road, I brought the speed back up to eighty. The kid was quiet for a while, and then he said, “It took guts to kill seven people. Did you ever hold a gun in your hand ?” ”I guess almost everybody has.” His teeth showed through twitching lips. “Did you ever point it at anybody?”
I glanced at him.  His eyes were bright. “It’s good to have people afraid of you,” he said. “You’re not short anymore when you got a gun.” ”No,” I said. “You’re not a runt anymore.” He flushed slightly. ”You’re the tallest man in the world,” I said. “As long as nobody else has a gun too.” ”It takes a lot of guts to kill,” the kid said again. “Most people don’t know that.” ”One of those killed was a boy of five,” I said. “You got anything to say about that?” He licked his lips. “It could have been an accident.”
I shook my head. “Nobody’s going to think that.” His eyes seemed uncertain for a moment. “Why do you think he’d kill a kid ?” I shrugged. “That would be hard to say. He killed one person and then another and then another. Maybe after a while it didn’t make any difference to him what they were. Men, women or children. They were all the same.” The kid nodded, “You can develop a tast for killing. It’s not too hard. After the first few, it doesn’t matter. You get to like it.” He was silent for another five minutes. “They’ll never get him. He’s too smart for that.” I took my eyes off the road for a few moments. “How do you figure that ? The whole country’s looking for him. Everybody knows what he looks like.” The kid lifted both his thin shoulders. “Maybe he doesn’t care. He did what he had to do. People will know he’s a big man now.”
We covered a mile without a word and the he shifted in his seat. “You heard his description over the radio?” ”Sure,” I said. “For the last week.” He looked at me curiously. “And you weren’t afraid to pick me up?” ”No.” His smile was still sly. “You got nerves of steel?” I shook my head. “No. I can be scared when I have to, all right.”
He kept his eyes on me. “I fit the description perfectly.” ”That’s right.” The road stretched ahead of us and on both sides there was nothing but the flat plain. Not a house. Not a tree. The kid giggled. “I look just like the killer. Everybody’s scared of me. I like that.” “I hope you had fun,” I said. ”I been picked up by the cops three times on this road in the last two days. I get as much publicity as the killer.”
”I know,” I said, “And I think you’ll get more. I thought I’d find you somewhere on this highway.” I slowed down the car. “How about me ? Don’t I fit the description too?”
The kid almost sneered. “No. You got brown hair. His is red. Like mine.”
I smiled. “But I could have dyed it.” The kid’s eyes got wide when he knew what was going to happen. He was going to be number eight.

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